23.
Dès que son service au temple fut terminé, l’intendant se rendit au marché comme convenu. C’est là qu’il échangerait les plaques d’or, invendables, contre un lingot d’argent qui lui permettrait de rembourser enfin ses dettes et de connaître une existence plus aisée. Certes, il avait dû commettre un vol et laisser accuser un artisan qui serait lourdement condamné à sa place, mais il ne regrettait rien. Chacun n’avait-il pas son propre combat à mener ?
Dans son sac à dos en cuir, les deux plaques d’or enveloppées dans des papyrus.
Encore le poste de garde principal à passer.
— Ton service est terminé ? lui demanda le chef de poste.
— Je reviendrai dans quelques mois.
— Sale histoire, ce vol...
— Heureusement, c’est très rare. Et puis le coupable a été arrêté.
— Ouvre ton sac.
Les mains moites, l’intendant s’exécuta.
— Qu’est-ce que tu emportes ?
— Comme d’habitude, les listes des réparations effectuées et celles dont j’aurai à m’occuper lors de mon retour. Ce n’est qu’un double, bien entendu ; j’ai remis ce matin l’original à mon supérieur.
— Tu travailles toujours à la mairie ?
— Pour le moment, oui.
— Bon, à la prochaine.
Revêtue de son déguisement de paysanne qui l’amusait tant, Serkéta s’était installée parmi les marchandes de fruits et de légumes avec lesquelles elle n’avait échangé que des banalités avant l’arrivée d’une clientèle nombreuse et décidée à discuter les prix. Plusieurs servantes de ses amies thébaines ne lui avaient accordé que des regards dédaigneux, et Serkéta avait même conversé quelques instants avec une riche propriétaire terrienne, si avare qu’elle faisait ses courses elle-même.
Prenant exemple sur ses collègues, l’épouse du général se montrait tantôt conciliante, tantôt intransigeante, et elle ne vendait pas trop de marchandises pour ne pas exaspérer la concurrence.
Nerveux et mal à l’aise, l’intendant apparut. Il se fraya difficilement un chemin dans la foule des badauds pour s’approcher des marchandes.
Comme prévu, les figues de Serkéta étaient disposées dans trois paniers d’un vert criard. L’intendant ne pouvait pas se tromper d’interlocutrice.
Soudain, tous les sens de Serkéta furent en alerte.
D’ordinaire, deux babouins policiers surveillaient le marché et ils sautaient sur les mollets des chapardeurs. Aujourd’hui, il y en avait quatre. Et plusieurs cerbères armés de bâtons les accompagnaient.
Ou bien l’intendant avait parlé, ou bien on l’avait filé. Quoi qu’il en fût, Serkéta risquait d’être prise dans la nasse.
Il s’immobilisa devant les paniers verts.
— Vends-tu des melons d’eau ?
— Uniquement des figues bien mûres, répondit-elle selon le code convenu. Goûte celle-là.
L’intendant apprécia le fruit.
— Prends une cagette en échange de tes papyrus, murmura-t-elle. La police nous surveille.
— La police, mais...
— Fais vite.
Heureux de se débarrasser de son fardeau, l’intendant obéit.
— Le lingot est caché au fond de la cagette, précisa Serkéta. Achète d’autres fruits à ma voisine et continue ton marché. Surtout, garde ton sang-froid.
La gorge serrée et les mains tremblantes, l’intendant négocia du raisin. Alors qu’il tournait la tête pour voir si sa complice était toujours là, sa vue se brouilla. Un jet d’acide brûla son tube digestif, son cœur s’emballa et il ne parvint plus à reprendre son souffle.
Voyant que son client avait un malaise, la vendeuse se leva.
— Ça ne va pas ?
— Je... Elle m’a...
Les yeux révulsés, l’intendant s’effondra sur une pile d’oignons frais.
— À l’aide ! hurla la femme.
Les policiers se précipitèrent. Le chef Sobek les écarta.
— Cet homme est mort, constata-t-il.
Un début de panique s’empara du marché, mais les babouins aux crocs menaçants rétablirent le calme.
— Où est passée ta voisine ? demanda Sobek.
— La marchande de figues ? Je l’ignore... Je ne l’avais jamais vue auparavant, et elle a disparu après avoir parlé avec l’homme qui vient de mourir.
— Lui a-t-il acheté des fruits ?
— Ceux qui se trouvaient dans cette cagette renversée.
Sobek l’examina. Elle ne contenait que des figues.
— Comment l’a-t-il payée ?
— Avec des papyrus, je crois.
À tout hasard, le policier inspecta l’endroit où s’était assise la tueuse. Il y trouva les papyrus et, à l’intérieur, les deux fines plaques d’or volées au temple de Maât. Par crainte des babouins, la fausse marchande n’avait pas osé les emporter.
— Comment va-t-il ? demanda Kenhir à Ouâbet la Pure.
— D’après ce qui s’est passé cette nuit, répondit-elle avec un sourire malicieux, il me semble en excellente forme.
— Bon, bon... Je peux le voir ?
Le visage de la jolie blonde se ferma.
— Pas de mauvaise nouvelle, j’espère ?
— Au contraire !
— Alors, entrez.
Paneb jouait avec la petite Séléna pour laquelle il avait fabriqué une poupée articulée et peinte représentant une prêtresse d’Hathor qui faisait offrande d’un miroir. Avec délicatesse, la fillette manœuvrait le bras sous le regard attentif de son père.
— Parfait, chérie... Elle peut aussi marcher, tu sais !
Admirative et concentrée, Séléna suivit les mouvements de la poupée comme si son existence en dépendait.
— Moi aussi, je serai une prêtresse ?
— Tu aimerais un beau miroir comme celui-là ?
— Pas seulement.
— Quoi d’autre ?
— Je veux connaître le secret de la montagne. Et il n’y a qu’une prêtresse d’Hathor qui puisse le demander à la déesse. J’ai questionné maman, mais elle refuse de me le dire.
— C’est normal, Séléna.
— Toi aussi, tu refuses de me donner le secret ?
— Moi, je suis un artisan, pas une prêtresse.
Ce rappel plongea la fillette dans un abîme de perplexité d’où elle ne fut pas longue à sortir.
— Tu pourrais quand même m’emmener à la cime ! Fort comme tu es, tu ne redoutes aucun démon.
— Sois un peu patiente.
Le scribe de la Tombe toussota.
— Désolé de vous interrompre, mais je viens d’apprendre que le tribunal de Karnak a complètement innocenté Thouty. Le grand prêtre a convié notre orfèvre à terminer la décoration du petit temple de Maât et il lui remettra l’équivalent des deux plaques d’or en onguents et en vêtements.
— Comment va-t-il ?
— Beaucoup mieux. La femme sage pense qu’il reprendra le travail dans les prochains jours. Se savoir lavé de toute accusation a redonné à Thouty le goût de vivre. Et toi, comment te sens-tu ?
— Je ne souhaite pas revivre ce genre d’expérience, avoua le colosse en prenant sa fillette dans les bras. Quand le sommeil m’a gagné, j’ai cru que la vision que j’avais eue du marché serait inutile. Puis il y a eu un rayon de lumière, et j’ai retrouvé peu à peu l’usage de mes membres sans jamais cesser de penser à Thouty... La fraternité serait-elle plus forte que la mort ?
Pour masquer son émotion, Kenhir toussota de nouveau.
— L’intendant était très endetté, révéla-t-il ; c’est la raison pour laquelle il a volé les deux plaques d’or, avec la certitude de pouvoir les échanger sur le marché. L’intervention de la police a malheureusement été trop voyante, et sa complice, une marchande de figues, a réussi à s’enfuir en abandonnant son butin.
— Une marchande de figues ? s’étonna Paneb.
— Oui, une paysanne dont aucun signalement précis n’a été établi.
— Ça ne tient pas debout !
— D’après le chef Sobek, elle n’était qu’un intermédiaire dont la mission consistait à recueillir les plaques d’or, sans doute pour les fondre.
— Autrement dit, il existe un véritable gang dont le but consiste à détruire la Place de Vérité ! Et l’un d’entre nous, un homme qui se prétend notre frère, en fait partie !
La fillette se blottit contre son père.
— Ça veut dire que les ténèbres vont manger la lumière ? demanda-t-elle, inquiète.
— Ça veut dire que nous nous battrons pour que l’œuvre se poursuive et que la trahison finisse par étouffer le traître.